Et si les pieds nous racontaient leur journée!

 

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Imaginez la journée du ou des pieds de ce personnage

 

Vous pouvez écrire en tant que narrateur

ou acteur en parlant à la place du pied

 

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            Dommage que l’Histoire n’ait pas retenu son nom. Toujours élégant, cet homme avait le pied léger, le gauche surtout. L’autre, un peu plus fort comme souvent, manquait de grâce. Le gauche, en revanche, avait de l’esprit à revendre. Ainsi le matin, au pied levé, il obligeait son propriétaire à prendre appui sur le droit pour bien commencer la journée, ce qui, au passage, offrait à lui-même quelques minutes de repos supplémentaires…

 Comme le dit propriétaire avait particulièrement à cœur de sauver la planète, le trajet domicile/bureau se faisait forcement à pieds, ce qui équivalait à un long piétinement de plusieurs kilomètres, mais avec séance de relaxation à l’arrivée…quand une fois derrière son bureau, l’homme enlevait discrètement ses chaussures pour le plus grand bonheur de ses serviteurs pédestres.

 Plus tard, vers midi, à la cantine du sous sol rebaptisée depuis peu Cafeteria, autre bonheur pour Pied Gauche, et non des moindres, lorsqu’il venait caresser l’adorable et potelé petit  pied droit de Madame Pelletier, la comptable du premier. Dire qu’il en était follement amoureux serait bien en dessous de la vérité car en son langage pétonnier il ne cessait de répéter : « Quel pied, mon Dieu, quel pied ! »

Puis arrivait la divine heure de la sieste sous le bureau, accompagnée  hélas par les premières émanations de la chaussette car, et quoiqu’il en coûte de l’avouer, l’homme sentait des pieds.

Et enfin le retour, toujours à pieds bien sûr, au grand dam de Pied Gauche, plus fragile que son jumeau et par conséquent plus sujet aux ampoules. Mais le bain de pieds, un pur délice, récompensait généreusement l’effort.

Tout compte fait, Pied Gauche se jugeait satisfait de son sort. Tout comme son bienheureux propriétaire qui se définissait lui même comme : quinquagénaire, célibataire, employé de bureau et Pieds Noirs.

             El Pé

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Entrons dans la danse

6 heures, le réveil sonne, nous sommes pelotonnés l’un contre l’autre, recouverts du drap léger. Immobiles encore un instant, nous nous étirons doucement, savourant la chaleur du lit qui a veillé sur notre sommeil.

Nous quittons ce cocon sans hâte, pour nous installer dans de confortables chaussons où nos orteils peuvent s’étaler en toute quiétude pour aborder le temps du petit déjeuner et de la toilette, qui ne nous sollicitera pas trop, jusqu’à ce qu’un jet d’eau froide, rituel de fin de douche, chaque matin, ne nous réveille complètement. Nous émergeons des jambes d’un jean, entrons dans une paire de baskets et nous voilà partis. Montés dans la voiture, direction l’Opéra, nous effectuons notre tâche quotidienne d’appui sur l’accélérateur, le frein et l’embrayage, jusqu’à notre arrivée où notre véritable travail va commencer.

Nous nous glissons dans nos chaussons roses dont la dureté va nous éprouver, même si nos orteils sont protégés par un embout de silicone. Nous commençons nos exercices d’échauffements, répétés des centaines de fois : chevilles, orteils, cambrure, demi-pointes, pointes, 5 positions, tout y passe. Puis vient la répétition. Nous sommes deux, semblables, indissociables, et pourtant indépendants l’un de l’autre. Nous ne saurions exister seuls et ne pourrions maintenir l’équilibre de notre propriétaire. Pourtant, c’est maintenant que nous allons avoir  deux rôles bien distincts. Cet équilibre, nous allons devoir l’assurer seul, chacun notre tour, pendant que l’autre se livrera à de difficiles figures. Tous nos muscles vont être sollicités, nos efforts seront intenses et notre technique devra être parfaite pour éviter les blessures. Nous allons souffrir, nous le savons.

Enfin, après une journée particulièrement studieuse et un repos en fin d’après-midi, nous allons nous préparer pour le spectacle. Nous serons hydratés, massés, nos blessures pansées, avant de nous introduire dans une paire de chaussons plus neufs, préparés, un peu cassés, qui ne dureront peut-être que le temps du spectacle. Ce soir, nous ferons vivre l’oiseau de feu. Dès le lever de rideau, nous marchons à petits pas, sautons, montons sur les pointes, nous envolons, portés dans les airs, retombons savamment, dans une succession de figures harmonieuses, évoluant sur la musique d’Igor Stravinsky  et accompagnés par des dizaines d’autres pieds comme nous qui vont virevolter sur ses sons mélodieux pour enchanter les spectateurs.

Denier rappel, dernier baisser de rideau, la journée est finie pour nous. Nous retrouvons nos baskets confortables, notre voiture, le parquet ciré de notre appartement. Blessés, Meurtris parfois, nous serons l’objet de toutes les attentions, avant de nous glisser avec délice dans des draps frais, pour un repos bien mérité.

Gill

 

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Je m’étais levée d’un bon pied, ce jour-là.  J’étais pleine d’enthousiasme. J’étais invitée le soir même à une soirée très importante pour moi.  Je savais devoir y rencontrer un avocat très influent.  Et je savais aussi, par une indiscrétion, qu’il recherchait des jeunes femmes fines et jolies pour assurer le secrétariat de son cabinet. Je comptais sur un ami commun pour me présenter et, par la suite, glisser ma candidature dans la conversation. J’allais avoir à peaufiner ma toilette. « Allons, on va aller t’acheter des souliers assortis à ma robe » dis-je à mes pieds, lesquels tout frétillants de contentement en esquissèrent illico un pas de danse.

On eût dit que ces escarpins m’attendaient sur leur petit présentoir.  C’était de petites choses toutes fragiles, toutes légères, en cuir de couleur crème de la nuance exacte et discrète de ma robe, avec de très hauts talons et une lanière pour enserrer la cheville, un genre de modèle que je savais m’aller à la perfection.  Pour un peu, j’aurais cru qu’elles me faisaient un clin d’œil – ou plutôt un clin de pied. Mais vrai de vrai, elles m’attendaient… J’y mis le  budget que j’avais prévu pour le taxi.  Tant pis, j’irais en autobus.

L’avocat était un très bel homme et je me mis à rêver… Quoiqu’il en soit, j’eus l’impression d’avoir été parfaite en tous points. « Tu as été parfaite en tous points » me dit mon ami tandis qu’il me ramenait chez moi en voiture.

Pendant le trajet, je dus enlever mes jolis escarpins tant ils me faisaient souffrir.  « Je vous offrirai un bain de pieds avec du produit moussant, et puis je vous masserai avec de la crème » promis-je dans mon for intérieur  à ceux que les précieuses du temps de Molière appelaient « Mes chers souffrants » pour nommer de façon délicate les parties du corps dépourvus de noblesse. La douleur  avait commencé peu après mon arrivée à la soirée, puis s’était considérablement amplifiée. Mais, stoïque, je n’en avais rien laissé paraître.

Que je croyais ! Quand quelques jours plus tard, quand je vins aux nouvelles, mon ami me dit d’un ton navré : « Il t’a trouvée vraiment ravissante, et parfaitement apte pour le poste.  Mais, m’a-t-il dit, je ne sais quelle souffrance intérieure l’habite.  Et s’il y a bien une chose que je ne supporte pas, c’est un stoïcisme qui force l’admiration ou, pire, la pitié. »

Six mois plus tard, j’épousai mon pédicure. 

Suzanna

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