Un jour de ma vie

 

Réalisation commune de l'atelier d'écriture     saison 2023/2024

 

 

 

 

 

ATELIER  D’ÉCRITURE

UTT  BÉZIERS

 

 

 

 

 

 

Un  jour

De

Ma  vie

 

 

 

 

 

Textes Écrits

De janvier À juin 2024

 

 

 

 

IMAGINE

 

           Imagine, ami-e, un vaisseau qui ressemblerait à celui de Peter Pan et qui, comme lui, entreprendrait une grande traversée au milieu des étoiles.

            Et bien ce vaisseau, c’est ce cahier. Et tous ceux qui y écriront une histoire en seront les marins.

           Pour chacune, pour chacun, le jour de sa vie – ou de celle de quelqu’un d’autre – sera le souffle qui fera avancer notre vaisseau vers une destination pour l’heure inconnue…

            …Mais qui, ami-e, ressemblera sûrement aux rives enchantées du Pays Imaginaire.

 

 

            

UN   MIRACLE    TROPICAL

 

          Ce jour-là a commencé comme une journée  ordinaire dans le Port de la Gazelle. Autrement dit, comme d’habitude, le jour avait surgi de la nuit à une vitesse stupéfiante. Oui, car à Abu Dhabi, l’aube et le crépuscule ne sont que des notions abstraites. Mais on finit par s’y faire.

      Une brise légère, venant droit du désert, tenait absolument à nous faire oublier que dans pas longtemps il ferait 45° à l’ombre… ce qui relevait bien sûr de l’effort méritoire mais non crédible car le printemps était déjà bien avancé.

       Ce qui n’empêcha pas d’ailleurs  mon mari d’enfiler son pull en vigogne bleu-ciel (celui qu’il préférait) avant de s’engouffrer dans la voiture et partir au boulot. Normal. A part les rues et les parcs, tout ici était climatisé. Très fraîchement climatisé.

        Les enfants chahutaient encore en haut, dans leurs chambres, lorsque je montai les presser en leur annonçant l’heure : 7heures 30. S’ensuivit un branle-bas de combat général et dix minutes plus tard quatre gamins plutôt ébouriffés mais  vêtus de leurs uniformes réglementaires – pantalon (pour les garçons), jupe (pour les filles) et gilet, bleu marine, avec chemisette blanche pour tout le monde – déboulèrent dans ma vieille R16 . Malgré l’intense circulation  sur Airport Road à cette heure là, nous arrivâmes à destination quelques minutes avant huit heures. Ouf !, juste à temps pour prendre nos fonctions respectives d’écolier, de collégiens et (pour ma part) d’infirmière scolaire au lycée français* Louis Massignon.

    Ensuite (toujours comme de coutume) tout se déroula sans évènement notable. La journée scolaire était scandée en séquences successives de quarante cinq minutes, plus ou moins appréciées par les bénéficiaires selon les matières et les professeurs…mais  néanmoins dans un climat de bonne humeur, ce qui, à l’évidence, encourageait leur esprit de créativité et de camaraderie. Quant à moi, j’affrontais sans surprise le rush des élèves voulant à toute heure sécher les cours de maths,  et celui des profs durant la grande récré de milieu de matinée. Tous venaient chercher de l’Aspirine, souverain remède contre tous les maux de la Terre, Biafine contre les coups de soleil de la veille et réconfort moral plus ou moins tacite.

        A 14 heures une sonnerie indiqua que, « pour aujourd’hui, l’école  est finie ».Venaient alors d’alléchantes perspectives de  plage, de piscine et de liberté.

       Pas pour nous. Après avoir englouti à la maison un énorme taboulé qui n’avait de libanais que le nom, mes quatre lutins expédièrent devoirs et leçons  avant de se préparer à accueillir leur professeur pour la répétition. Depuis deux mois, ce rituel était immuable.

         En effet à cette date, les représentants de nombreuses ambassades avaient décidé d’organiser un grand gala international afin de présenter au Cheik Zayed, à divers émirs ainsi qu’à toute la communauté expatriée  les talents artistiques fourmillant dans la dite communauté. Essentiellement d’ailleurs dans des domaines tels que le théâtre, le chant et la musique.

         Ô joie ! Nos quatre enfants avaient été sélectionnés pour jouer, ensemble, une petite sonate de Vivaldi arrangée avec virtuosité par leur professeur de musique. Inutile de préciser que les père et mère de ces futurs concertistes eurent beaucoup de mal à cacher  leur fierté lorsque, à la fin des auditions, les résultats furent annoncés.

         Mais, rançon de la gloire, cela exigeait énormément de travail. Nous nous en sommes vite aperçus. 

         Le jour J approchait. Et si moi je jugeais mes petits fin prêts ce n’était pas l’avis de ce professeur talentueux, égyptien et perfectionniste qui les faisait travailler dur quasiment tous les jours.

         Ce qui était le cas aujourd’hui. Après les exercices obligatoires, ils attaquèrent donc le morceau de bravoure  sur leurs instruments respectifs. Soit : guitare classique pour le fils aîné, flûte traversière pour sa sœur et violon pour les deux plus jeunes. Dès les premières mesures, je compris que la perfection tant souhaitée par leur maitre était en passe d’être atteinte, tant sur le plan technique qu’émotionnel. J’en fus bouleversée.

       La nuit était tombée depuis plusieurs minutes déjà. Je m’approchai de la fenêtre grand ouverte donnant sur notre petit jardin pour mêler la féérie du ciel tropical à cet instant de pur délice…et là !

      Là, je vis six à sept chats du quartier, auxquels, pour une fois, s’étaient joints les nôtres, alignés devant moi, écoutant, immobiles et silencieux. Terriblement émue, je n’osais faire un geste. Nous écoutâmes donc ensemble, jusqu’au bout, cette musique qui me parut alors être celle des anges.

     Quant elle s’acheva, les chats quittèrent un à un le jardin, comme à regret..

      Je sus alors, sans le moindre doute possible, que ce jour serait le plus beau de ma vie.

Il l’a été.

J’en garde à jamais l’éblouissant souvenir.

 

          Liliane

 

*Plus précisément le lycée franco-arabe. En effet, les Emirats Arabes Unis ont été co-partenaires de la France depuis l’élaboration de ce projet d’établissement.

 

 

 

DE 0.3 HEURES 02 MINUTES ET 33 SECONDES

À    0.3 HEURES 03 MINUTES ET 0.2 SECONDES

NUIT DU 4 FÉVRIER 1976

 

     Je dormais paisiblement dans la grande chambre de la pension de famille que je partage avec deux amies à Guatemala City (capitale du Guatemala).

     Tout à coup une puissante main de géant empoigne mon lit et le secoue violemment dans tous les sens. J’entends le fracas étourdissant de nos étagères qui tombent répandant toutes nos affaires dans la pièce. Mes deux amies me crient de sortir rapidement. Nous filons dans le noir total, tant bien que mal, jusqu’à la rue, en essayant de garder l’équilibre. J’ai l’impression d’être sur une frêle coquille de noix au milieu d’un océan déchaîné ! De plus on entend un terrible grondement sourd, on dirait qu’une bête féroce est tapie sous nos pieds, à l’affût ! Tout le voisinage est dehors, les chiens hurlent à la mort, les enfants pleurent, beaucoup de personnes crient paniquées. C’est le chaos ! Il fait nuit, tous les réverbères se sont éteints. Ici et là apparaissent de petites flammes de briquets, me laissant distinguer de grands yeux noirs affolés. Soudain c’est le calme et le silence succède au tintamarre. La terre n’ondule plus sous mes pieds. Nous retrouvons l’équilibre.

     Je viens de survivre à mon premier tremblement de terre: un séisme résultant de la libération d’énergie accumulée par les déplacements et les frictions de différentes plaques de la croûte terrestre, d’où le nom de tectonique des plaques donné à ce phénomène.

     Nous apprendrons dans les jours suivants que ce séisme avait été oscillatoire et trépidatoire, d’une magnitude de 7,5 sur l’échelle de Richter.

     Il a affecté 60 000 km2 des 130 000 km2 du pays. 196 villages sur 331 ont subi des dommages très importants ou ont été carrément rayés de la carte. Il y a eu 23 000 morts à déplorer et 77 000 blessés.

     Ne sachant pas encore tout cela, je suis rentrée me coucher !

     Cette demi-minute a été intense et fatale pour beaucoup. Cette demi-minute nous a paru une éternité.

     Mes amies passent le reste de la nuit dehors. Elles entrent dans la chambre pour y chercher des vêtements chauds et ressortent vite. Quant à moi je me pelotonne dans mon lit et me rendors.

     À 7 heures Sybille et Martine me rejoignent afin de s’habiller et de faire une toilette de chat. Elles n’ont pas fermé l’œil de la nuit. Il n’y a presque plus d’eau, aucune pression sans les pompes à eau qui fonctionnent à l’électricité.

     Je m’habille également.

     Nous sommes toutes les trois institutrices au « Colegio Julio Verne »  de la ville de Guatemala, école primaire qui dépend de l’ambassade de France. Nous décidons de nous rendre au colegio. Dans les rues le spectacle est dantesque !!!

     Tous les habitants sont dehors, en pyjama, emmitouflés dans des couvertures. Les fenêtres des maisons et des immeubles ont presque toutes volées en éclat, çà et là des murs sont tombés,  il y a d’énormes fissures qui courent sur les façades. J’ai l ‘impression d’être dans une zone de guerre. Il n’y a évidemment aucun bus, aucun taxi, aucun véhicule. Les rues sont impraticables. Finalement nous arrivons à l’école. Le mur d’enceinte est fissuré par endroit. Avec nos collègues nous apprenons qu’il faut attendre l’avis des architectes experts quant à la réouverture de l’établissement.

     À l’ambassade, on nous promet de tout faire afin de prévenir nos familles que nous sommes en vie. Pour le moment c’est impossible d’appeler à l’étranger et même dans le pays. Les lignes téléphoniques sont très endommagées. Mes parents ne sauront pas pendant plusieurs jours si j’étais vivante ou morte !

     À l ‘ambassade on nous demande d’aider les guatémaltèques pendant la fermeture de l’école. J’aide la Croix-Rouge. Nous distribuons des vêtements, de la nourriture aux habitants des villages détruits. Les petites maisons en adobe    (briques de boue séchée)  se sont effondrées. La seule structure encore debout est bien souvent la mairie, qui est construite en dur !

     Des petits villages de tentes fleurissent partout. Les gens attendent notre venue avec impatience, il est très compliqué voire impossible de trouver de la nourriture. Je remarque que les guatémaltèques sont résilients, patients et aimables malgré des conditions de vie encore plus difficiles après cette catastrophe.

     J’aiderai différents organismes de secours jusqu’au mois d’avril, date à laquelle l’école a pu rouvrir ses portes.

     Le souvenir de cette période reste très vivace dans ma mémoire et la demi-minute du séisme ne s’effacera jamais !

 

          Chris

 

 

SOIRÉE DANSANTE

 

 

J’avais forcé sur le régime : la robe style princesse en mousseline de soie confectionnée par ma mère m’allait parfaitement. Excitée depuis le matin, je passai l’après-midi à me pomponner et à admirer mon reflet dans tous les miroirs de la maison. Mon frère fulminait : « Tu ferais mieux d’aider ta mère à la cuisine !!! »

Mais je n’en pouvais plus de me trouver toute mince et jolie. Car, en organisant fin décembre chez moi – chez mes parents en fait, je n’avais que 18 ans – cette soirée dansante, j’avais le dessein, le but, l’obsession de revoir un garçon un peu plus âgé que moi, avec lequel j’avais flirté à la mer deux ou trois jours en août dans un club de vacances.

Cela avait commencé par une poursuite dans les dunes.  Nos pieds s’enfonçaient dans le sable, nous tombions,  je lui échappais, je m’écroulais de rire et il me rattrapait...  Et c’étaient des éclats de voix, des éclats de rire, et c’était des nuages de sable dans l’envol des ballons, et c’était le soleil, et c’était l’été...

Au crépuscule – je me souviens, nous avions la peau brûlée par le soleil, satinée par les crèmes, odorante – il m’embrassa : de vrais baisers, les premiers de ma vie, qui me laissèrent pantelante, ahurie et en  demande. Ma totale inexpérience l’interpella sans doute, l’empêcha en tout cas d’aller plus loin, scrupules ou surtout peur des problèmes.   Entourés par la foule, je nous imaginais seuls au monde et trouvais cela délicieux.

J’étais toute bronzée. Cela m’allait bien mais j’accusais pas mal de kilos en trop et, comme il ne me donna aucun signe de vie après notre retour en  ville, j’ai voulu voir dans ce surpoids, la cause de cette indifférence.

Je souffris ou crus souffrir. Je voulais férocement – violemment -- à tout prix -- retrouver les sensations exquises et cet élan de tout le corps qu’il m’avait fait connaître et que je ne pensais possible qu’avec lui.

Ainsi donc, le soir de ce jour de ma vie que je vous raconte, tout en ne pensant qu’à « lui », je recevais les invités, faisais les présentations, cherchais des vases pour les fleurs… Ma mère et ma belle-sœur  officiaient derrière le buffet. Un « extra », engagé pour la circonstance, circulait parmi les danseurs, se courbait devant ceux qui étaient assis, présentant des plateaux chargés de boissons – vins rosés, champagnes, jus de fruits -- ou de mini sandwichs au saumon fumé, œufs de truite ou foie gras... Les verres, taillés comme du cristal, accrochaient joliment les lumières. les robes des filles volaient, papillons fous emportés par la musique, les jeunes gens en costumes bleus, noirs, gris sur chemises impeccables et blanches les faisaient tournoyer et j’étais continuellement invitée à rejoindre ce tourbillon. C’était chose normale puisque j’étais considérée  comme la maîtresse de maison...

Mais le temps s’écoulait et « il » ne paraissait pas.  J’aurais dû m’y attendre car « il » n’avait pas répondu à l’invitation de rigueur.  Mais je ne voulais pas y penser, je voulais m’illusionner encore, et, à chaque coup de sonnette, je plantais là mon cavalier abasourdi et me précipitais vers la porte d’entrée. Puis il devint évident qu’il ne se présenterait plus personne et dès lors, j’affichai de grands sourires, dansant et gardant bonne contenance, avec l’envie furieuse de monter dans ma chambre et de pleurer toutes les larmes de mon corps...

Un moment donné, épuisée, je m’assis aux côté d’un jeune homme qui semblait goûter plus de plaisir à observer les gens danser qu’à danser lui-même.

- Vous ne dansez pas ? demandai-je.

- Non, et vous m’en voyez contrit – navré,  réellement.

Tant le ton de sa voix que son propos me semblèrent teintés d’ironie, et cela m’intimida.  Il dut s’en apercevoir, car il reprit :

- Voyez-vous, j’aime observer les êtres dans des circonstances festives ou mondaines, un peu à la façon de Marcel Proust.

- Oh ! Vous avez lu Proust ?

Un déclic, comme une lampe s’allume dans une pièce sombre. Nous parlâmes de Swann et d’Odette comme de personnes de connaissance que nous aurions quittés la veille. Puis nos évocations de Vinteuil nous firent glisser vers la musique, Beethoven que j’adorais, Chopin, Schubert -- et Debussy que je ne connaissais pas. Et c’étaient des souvenirs, des exclamations, c’étaient des découvertes, nos répliques se poursuivaient, s’accrochaient quelquefois quand nous allions dire la même chose. Et c’était une communion d’âmes à l’évocation d’un poème de Rimbaud, d’une sonate de Schumann, d’un tableau de Vermeer...

La musique – un twist – nous gêna – machinalement j’allai en baisser le volume. Stupéfaits, les danseurs s’immobilisèrent sur la piste de danse et me considérèrent, sidérés.  Mon frère qui s’occupait des invités fit rapidement reprendre à la musique un niveau sonore adéquat non sans me jeter un regard noir dont je ne me souciai nullement.

Car nous avions repris notre conversation et quand ce jeune homme qui avait lu Proust prit congé, plus tôt que les autres invités d’ailleurs, je ne fis plus qu’acte de présence : pour moi la journée était terminée...

 

          Suzanna

 

 

 

LES OCÉANS DE PAPIER

 

     Aujourd’hui est un grand jour. J’entre à la grande école. Avec un peu de retard.

Cet été, nous avons emménagé dans un appartement tout neuf, dans une ville que je connais déjà, dans le même parc résidentiel que mes grands-parents paternels. Mon oncle, très jeune frère de mon père, fait sa dernière année dans cette nouvelle école, et m’accompagnera, avec la désinvolture d’un jeune garçon, mais peu importera.

Rentrée tardive pour moi donc. J’ai attrapé la scarlatine en fin d’été. La quarantaine imposée repousse d’une dizaine de jours mon arrivée au CP.

     L’école, je l’avais un peu fréquentée. Une année de maternelle au gré de mes envies. Lorsque je préférais rester avec la nounou et mon petit frère, ces journées buissonnières m’étaient accordées. Mais j’appréciais aussi les heures d’école, où je me régalais à aider mon petit voisin de banc à dessiner et colorier de belles lettres majuscules.

     Me voici donc en rang, avec les autres élèves de ma classe. Nous gravissons sagement une volée de marches. Je n’éprouve aucune anxiété, j’ai totalement confiance en cette école qui m’a offert un cocon bienveillant l’année précédente. Je m’assieds à la place qui m’est attribuée, prête à apprendre tout ce que la maîtresse nous montrera. Je conserve de ces premiers instants le souvenir d’une atmosphère douce et ouatée. Tout est calme, facile, la maîtresse posée, attentive.

     Retentit le signal de la récréation du matin. Léger brouhaha des petites filles qui se rangent par deux devant la porte. La maîtresse m’arrête, me pointant du doigt.

« Toi, tu ne sors pas. Attends moi ici, je reviens. »

     Sans doute quelques petites choses à préciser à cause de mes jours d’absence. Je ne m’inquiète pas. Je goûte le silence de la classe déserte qui fleure la craie, l’encre et le papier.

     Des bruits de pas, des voix dans le couloir. La maîtresse parle avec animation avec un monsieur en costume gris. Elle s’empare d’un manuel scolaire, m’en désigne plusieurs passages en me demandant : « Tu peux lire ça ? »

     Ce n’est pas bien difficile, et je commence à me demander ce qu’on attend vraiment de moi. Ils se remettent à parler entre eux. Assise à ma table, je les regarde, tout au dessus de moi, je ne comprends pas de quoi ils s’entretiennent. Puis le monsieur en gris repart d’un bon pas. La maîtresse m’invite à aller aux toilettes et à me dépêcher de manger mon goûter. Visiblement, je n’irai pas en récréation.

     Le monsieur en gris revient, annonçant quelque chose à la maîtresse, qui, manifestement très contente, me dit : « Range tes affaires dans ton cartable et va avec monsieur le directeur. On va te changer de classe. »

     C’est donc l’explication. A cause de mon retard de rentrée, mon nom a été placé sur une liste où je ne devais pas être. Ou quelque chose comme ça.

     Je suis le monsieur en costume gris promu directeur, jusqu’à une autre salle, juste au moment où arrive une autre maîtresse à la tête de son rang. Déjà petite et frêle de nature, je suis plus petite que les autres. Encore un peu de remue-ménage et apparaît une petite table individuelle, installée un peu en avant des deux rangées de bancs doubles.

     J’y passerai une année, dont subsiste le souvenir de l’appréhension qui s’emparait de moi lorsque la maîtresse annonçait la leçon de grammaire. Il me semblait qu’un rideau de théâtre s’ouvrait sur un grand mystère.

     La journée a déroulé son train-train scolaire. A midi, j’ai déjeuné dans la cuisine avec mon petit frère et la nounou, ce que je préférais au fait d’être à table, en silence, avec mes parents toujours occupés de leurs propres propos. Ce n’est que le soir qu’ils ont été informés, par un mot que je devais leur remettre, de la nouvelle. J’étais entrée ce matin au CP pour apprendre à lire. Et bien c’était chose faite. J’étais désormais élève de CE1.

     Personne ne s’est étonné, personne ne m’a félicitée. Mais ce fut bien plus grand. Juste pour moi. Il y eut un avant et un après. La voie m’était désormais ouverte pour voguer tout mon saoul le long de tous les livres qui m’attendaient.

     Bien sûr je savais déjà lire. Mais comme monsieur Jourdain, je lisais sans savoir que je savais lire. Je pouvais désormais demander à avoir de vrais livres, sans images, et à être prise au sérieux. Une autorisation tacite de lire au grand jour, de vivre tant et tant d’histoires, vraies ou non.

     Visiteuse ? Voyeuse ? Lire est toujours un peu entrer dans l’esprit d’un auteur qui nous y a invités.

     Bien plus tard, une fois adulte, je me suis penchée sur le comment de cet apprentissage qui n’avait finalement rien de miraculeux. Durant mon année de maternelle en pointillés, une petite voisine et amie, d’un an plus âgée, n’avait la permission de jouer avec moi qu’une fois ses devoirs terminés. Pour accélérer le mouvement, je l’aidais. Je nous revois, assises sur les marches menant au jardin, lisant ou écrivant à tour de rôle, sans que la supercherie ne soit curieusement jamais découverte.

     Ou peut-être ….

     Déjà la lecture ouvrait la porte sur la liberté.

 

          Marie-Christine

 

 

 

UN JOUR DE MA VIE

 

     Les  moments heureux de ma vie sont enfermés dans un espace protégé par les anges. Enfouis au plus profond de ma mémoire, ils refusent de prendre l’air, par crainte de s’oxyder à cause de la morosité ambiante. Les mots complices sont bloqués sous une chape de plomb, attirés au fond comme l’aimant attire la ferraille. Auraient- ils  peur  d’être effacés par cette abominable gomme redoutablement efficace, utilisée par Alzheimer, ce maudit, qui rode sournoisement dans les parages, pour frapper au hasard. Il peut gambader son harpon à la main, il n’entortillera pas mes mots.

     C’était un soir d’été, la première fois que j’ai rencontré cet effrayant individu. Au cours d’une visite à ma maman adorée, en retour à mon « bonjour maman » j’ai reçu « bonjour Monsieur ». Son  regard lumineux s’était transformé en une lueur de bougie vacillante sa tendresse maternelle en une insupportable indifférence. Pour révéler sa puissance, il m’a frappé en plein cœur avec son poignard, jusqu’à dessiner une cicatrice béante qui saigne chaque fois que j’y pense.

     Mes souvenirs dissimulés refusent la  lumière, de peur de se faire capturer par ce voleur de mots. J’aurais dû sculpter mes jours heureux dans le marbre ou les figer sur un bout de papier, avant qu’ils disparaissent à jamais. Maintenant, c’est trop tard. Alors, il me reste demain ! Demain, pourrait-il devenir le jour de ma vie ? Dans ce cas, je n’aurais plus besoin de réanimer mes souvenirs  et les laisser dormir en paix.

     Le lendemain, dès mon réveil, rassuré devant ma page blanche le stylo bien en main, je partais à la recherche du jour de ma vie. Mais ce  compagnon de route jusqu'à ce jour au dévouement exemplaire, sans faille, se rebelle et refuse d’écrire invoquant le prétexte fallacieux, qu’il était soumis à mon imagination et à personne d’autre. Notre dialogue de sourds me projette directement au fond de l‘impasse. Serait-ce un traquenard fomenté par Alzheimer ? Et si mon imagination était passée sous son influence ? Oserait-elle me poser un lapin ? Elle sait bien pourtant  que c’est impossible d’écrire, « Un jour de ma vie » sans rappeler mes souvenirs endormis. L’interrogeant sur les motivations de ce rejet, elle se borna à répondre qu’elle aussi avait ses problèmes, que c’était son jour de grève ! Je n’avais qu’à  m’adresser au patron de son syndicat, Monsieur Alzheimer et m’arranger avec lui. Je commençais à en  avoir assez de ce complot. Dépité par sa « non-assistance d’écrivain  en danger » devant ma feuille vierge, je  lui rappelais les  merveilleux souvenirs de notre passé. Qu’elle n’avait pas le droit de rompre le contrat sans préavis. Rien ne put la faire changer d’avis ! Alors, devant la trahison de  cette tête de mule, il ne me restait plus qu’à l’enfermer au placard. J’étais seul, contraint de relever le défi, pour lui prouver que je pouvais me débrouiller sans elle.

     J’allai me promener le long des allées Paul Riquet, d’un pas nonchalant, le regard attiré par un cocktail harmonieux de fleurs multicolores aux odeurs exquises issues des jardins printaniers ou des iles lointaines.

     Lorsque la voix fluette d’une jeune fleuriste, au sourire avenant, entourée d’un parterre de gerbes à l’odeur enivrante me proposa un magnifique bouquet de Lilas, au fumet légèrement anisé.  Je m’empressai  de l’acheter. Reprenant mon chemin, mes sens en éveil, je me mis à fredonner une chanson diffusée au  poste radio de la charmante vendeuse.

     Mon superbe bouquet à la main, il me fallait maintenant lui réserver un avenir joyeux. En quelque sorte lui jeter un sort qui soit à sa hauteur. Alors, pourquoi pas me fier au hasard pour faire honte à mon imagination défaillante ?

Arrivé en haut des Allées, juste avant de faire demi-tour, j’aperçus une belle brune aux yeux bleus, dotée  d’un  charme incontestable, souriante et à  l’allure dynamique, tenant dans sa main une poche remplie de livres provenant du Chameau Malin.

- Bonjour Madame. Permettez-moi de vous intercepter quelques instants. Je m’appelle Julien et je suis écrivain en herbe. Je dois mener une enquête pour mon prochain livre. Si je vous dis «  Ce soir j’attends Madeleine. J’ai apporté du lilas. Je lui en apporte toutes les semaines. Madeleine elle aime bien ça » vous pensez à qui ?

-   Bien sûr ! A   Jacques Brel.

- Eh bien ! « On devait aller manger des frites chez Eugène… Madeleine ne viendra pas…» Si cela vous fait plaisir, ce bouquet de lilas est pour vous.

- Souriante, elle participa à mes élucubrations avec une joyeuse complicité pour chuchoter : Julien, ne faites pas cette tête de chien battu. Si  «Madeleine, elle est trop bien pour toi » et bien aimez-en une autre !

- Eh oui !  Je suis triste « elle est tellement jolie. Elle est toute ma vie. Elle est tellement tout ça.» J’aimerais solliciter votre avis sur l’évolution de mon roman. Cela devrait vous intéresser et cela me serait très utile. Aujourd’hui, je suis seul pour fêter mon anniversaire. Alors, si le cœur vous en dit, je vous invite à la Brasserie «  Chez Eugène » pour le fêter ensemble.

- Pourquoi pas ! Simplement, il me faudra être disponible à 14 heures.

     Nous étions deux inconnus, placés dans le restaurant, sous l’influence magique du Grand Jacques. On se laissait emporter par des fragments de rêves pour effectuer un voyage merveilleux de la place de la  Madeleine aux Marquises en passant par les Allées Paul Riquet.

     Sur le retour, la tête dans les étoiles, enveloppée d’une brume euphorique, nous lui avons rendu un brillant hommage en chantant gaiement   « Buvons à ta santé. Toi qui sais si bien dire. Que tout peut s’arranger. Qu’elle va revenir » pour continuer par «  L’aventure commence à l’aurore. Et l’aurore nous guide en chemin. L’aventure c’est  le trésor. Que l’on découvre à chaque matin » Et depuis ! On ne s’est plus quitté….

     En rentrant chez moi, je me suis précipité vers mon  stylo qui commença à écrire spontanément sans faire d’histoire « Le jour de ma vie ». Je m’étais réconcilié avec mon imagination. Il  ne me restait plus qu’à me mettre au travail.

 

          Christian

 

 

ANNA    DE    LA    NUIT

 

         Le jour le plus étrange de ma vie, le plus romanesque surtout, a été une nuit, il y a plus de sept ans, dans un train. Paris-Vienne. Départ à 19h30, arrivée à 8 heures dans la capitale autrichienne.

         Un coup de sifflet, le souffle de la locomotive, nous partons. J’étalai mes bras et mes jambes sur la banquette de mon single de la Compagnie Internationale des Wagons-lits et des Grands Express Européens, dans une voiture bleue à liseré jaune ornée de ses armoiries de lion. Mon compartiment (de deuxième classe) avait certainement parcouru beaucoup de pays mais ses cloisons décorées en damiers et fleurs stylisées, son petit lavabo émaillé et sa liseuse, évoquaient les sleepings du début du siècle. Je m’imaginais partant dans l’Orient Express que j’avais pu voir quelquefois au départ de Paris. Et j’avais lu Kessel, Agatha Christie, Maurice Dekobra  qui ont immortalisé les trains de nuit.

         Ayant terminé ma sixième année de médecine, j’avais obtenu un stage de six mois dans une clinique de Vienne pour me perfectionner dans ma spécialité, la psychiatrie. Je maitrise correctement l’allemand, ma mère est d’origine alsacienne. Je me réjouissais de découvrir Schönbrunn, le Prater, la Hofburg et le beau Danube bleu. Je sortais de France pour la première fois. Je poussai le luxe jusqu’à sonner le « conducteur », un employé en uniforme bleu et casquette qui surveillait le Wagon pour qu’il m’apporte des cigarettes et une bière. Je me plongeai dans la lecture de « Paris Midi » m’intéressant davantage aux résultats sportifs qu’à la politique. Nous quittions la banlieue et les lumières perçaient de moins en moins la petite pluie froide de février.

         Un tintement de clochettes dans le couloir annonçait le dîner. Je pris soin de ma cravate et de ma coiffure. Je n’avais jamais mangé au wagon restaurant. En sortant de mon compartiment, je faillis heurter une dame vêtue d’une longue robe sombre éclairée par un châle de couleur vive. J’entrevis son fin visage auquel je trouvai un air vaguement oriental. Je m’excusai. Elle passa vivement.

         Le restaurant était déjà presque plein.  Un maitre d’hôtel me conduisit à une table où venait de s’installer la dame du couloir. Un couple d’allure très britannique nous avait précédés : lui grisonnant, rubicond et très moustachu, elle solidement charpentée, vêtue d’une robe grenat en velours et arborant un collier de perles. A la table d’à côté, une dame blonde entre deux âges, coiffée d’un chapeau noir à larges bords, parlait en allemand d’une voix forte à un homme à visage grave qui ne lui répondait guère. Les serveurs en veste blanche et épaulettes dorées commençaient leur ronde. Ma voisine commanda son repas en allemand. Je me contentai d’un poulet pommes frites, mes moyens étant limités. Les mets et les alcools aidant, l’atmosphère devint chaleureuse. Le major (je l’avais baptisé ainsi) commanda du Chambertin : « C’était le vin préféré de Napoléon » proclama-t-il en me faisant un clin d’œil. Il nous l’offrit généreusement et en consomma de même, portant même un toast à l’empereur qui surprit les dineurs aux alentours. Je rendis la politesse en levant mon verre à la santé de sa Gracieuse Majesté. J’examinai la dame en catimini : mince, yeux bleus, cheveux descendant sur la nuque, pommettes légèrement saillantes. Des mains fines sans bagues. Jolie ? Plutôt agréable à regarder, c’est vrai. Elle se présenta comme une comédienne partant jouer à Strasbourg, et aussi rencontrer des amis férus comme elle d’astrologie et de spiritisme. Je remarquai qu’elle jetait de temps en temps des coups d’œil sur la table d’à côté où pérorait la dame au grand chapeau. Le « major », dans un français cocasse, raconta des histoires de fakirs et de gourous  quand il était aux Indes commandant un bataillon de Gurkhas. Soudain, la comédienne, dans un français presque parfait nous demanda de l’excuser car elle allait devoir se retirer. « Je souffre parfois de crises de migraine, expliqua-t-elle en portant une main à sa tempe, je vais m’allonger et avec de l’aspirine, ça ira mieux dans une heure. » Nous lui souhaitâmes un rapide apaisement, elle partit en nous remerciant.

         La fin du repas approchait. La fumée du tabac embrumait les lampes Art Déco des tables et les dineurs regagnaient peu à peu leurs compartiments. Je regardais par la fenêtre la masse sombre des forêts piquetées de rares lumières. Le train traversait de temps à autre des petites gares endormies qu’il secouait avec fracas. Maintenant l’obscurité s’agrémentait de petits flocons de neige que nos lumières illuminaient et qui tourbillonnaient comme une poussière d’étoiles.

         Je sortis en même temps que les anglais. Le major me prit le bras et m’entraina dans sa cabine pour m’offrir un dernier verre qui, d’après lui, favorisait le sommeil. Il sortit une petite bonbonne et me versa un verre de whisky « hors d’âge » affirma-t-il. Nous bûmes à la santé de la reine Elisabeth, à la santé des princesses, et du président Albert Lebrun. Puis il commença à raconter la bataille de la Somme où son régiment avait été décimé et où il avait récolté une méchante blessure. Je commençai à me sentir sérieusement fatigué et un peu éméché. Je fus sauvé par l’épouse du major : « -- Anthony ! Ce jeune homme tombe de sommeil et je connais la bataille de la Somme par cœur ! Il est temps de se coucher. »

         J’entrai en baillant dans ma cabine qui était plongée dans l’obscurité. J’allumai et je crus rêver ou avoir trop bu. La jeune dame, la comédienne, était assise sur le lit, enveloppée dans une cape, un sac de voyage à ses pieds. Elle sourit en voyant mon air stupéfait. Elle dégagea ses cheveux de la capuche de la cape. Je la trouvai charmante.

« -Excusez mon intrusion et ne me jugez pas sévèrement. Je vais tout vous expliquer. Je m’appelle Anna et je suis d’origine polonaise. J’appartiens au 2ème bureau, les services secrets français.  Ma mission était de surveiller le bonhomme qui mangeait à la table à côté de la nôtre. »

         Elle s’interrompit puis me demanda d’éteindre la lampe principale et d’allumer la liseuse. Nous fûmes plongés dans la pénombre.

« -On ne doit pas voir la lumière dans le compartiment. C’est un nazi autrichien. La situation est inquiétante en Autriche. Les nazis veulent l’annexer »

         J’avoue que je ne m’intéressais guère à la situation internationale et je commençai à me demander si c’était une bonne idée d’aller à Vienne en ce moment.

« -Ma migraine supposée n’était qu’un prétexte pour aller visiter la cabine de ce monsieur. J’ai un passe me permettant d’ouvrir toutes les portes, la sienne comme la vôtre. J’ai pu trouver quelques documents intéressants que j’ai photographiés »

         Elle sortit de son sac un minuscule appareil.

« -Si je vous raconte cela, c’est que nous savons, Monsieur Louis Renard, que vous êtes un bon français. Nous savons beaucoup de choses.

-Merci de m’apprendre que je suis un bon français. Mais dîtes-moi, avez-vous fouillé dans mes affaires ?

-Bien sûr que non. Je me suis réfugiée chez vous parce que j’ai vu arriver le type au fond du couloir et je préférai  ne pas le croiser. Nous arrivons dans une demi-heure à Strasbourg. Je dois vous dire que c’est grâce à la complicité du maitre d’hôtel que nous étions ainsi placés à table.

-Vous êtes donc une espionne.

-Si vous voulez. On se méfie moins des femmes mais je ne suis ni Mata Hari ni la madone des sleepings. Je ne suis qu’une fonctionnaire au service de la France. »

         Je m’assis à côté d’elle. Quand une lumière venue de l’extérieur perçait la cloison, je voyais fugacement des éclairs bleus dans ses yeux. Elle se recroquevilla dans sa cape. Le ton de sa voix baissa :

« -Je ne ferai pas encore longtemps ce métier. A  vingt ans je rêvais d’aventures. Maintenant à trente ans presque… «

         Le bruit cadencé des roues remplaça la conversation. Elle abaissa sa capuche sur son visage….

         Strasbourg arriva trop vite à mon goût. Anna se leva et, avant de sortir,  me prit la main. « Merci  Louis Renard, auf wiedersehen, au revoir. » je répondis bêtement : « Soyez prudente Anna. » Elle sourit et passa dans le couloir avec précaution. Je la suivis des yeux sur le quai désert. La neige tombait, à gros flocons. Sa mince silhouette disparut, comme effacée, emportée dans un tourbillon blanc. Avais-je rêvé ? Peut-être…

         J’écris ces lignes à Vienne. De ma chambre, je vois les oiseaux qui tournent au dessus des toits de la Stephenkirche. Je ne suis resté qu’un mois en 1938 à Vienne car les allemands avaient envahi l’Autriche. En cet automne 1945, je suis médecin capitaine dans les troupes d’occupation. A Noël, j’aurai une permission et je prendrai le Vienne-Paris Qu’est devenue Anna ? La retrouverai-je, une nuit, dans un train ? Ou ailleurs    

   

          Jean

 

 

 

UN BÉBÉ HIRONDELLE A CROISÉ MON CHEMIN

         

     Un jour pluvieux, aussi dans mon cœur, je remontais la rue principale du village de Portiragnes, c'était une pluie de printemps, les nuages laissant apparaître un petit coin de ciel bleu réchauffa enfin  mon âme. Le front toujours baissé, dans la réflexion  d'une flaque  d'eau, une petite boule de plumes, minuscule, attira mon attention, sur le côté d'un portail fermé, en retrait d'un bateau donnant certainement accès à un garage. Il devait être 17h, les passants, pressés de rentrer chez eux, ne prêtaient guère attention à ce  drame flagrant : un bébé hirondelle vient de tomber d'un nid, vulnérable pouvant très facilement être écrasé.

 

     Ayant déjà depuis ma plus tendre enfance, une grande compassion pour la faune sauvage et l'amour des animaux,  je m'accroupis devant ce petit être transi  grelottant, il n’y avait pas de doute, c'était une "Hirondelle de fenêtre"  tête noire, gorge bien blanche, dos d'un noir luisant avec des reflets bleus, un tout petit bec bordé de jaune, dépassant à peine, sa tête trahissait un bien jeune âge. Mes deux mains en coupelle je la ramassais, la plaçais contre ma poitrine. Je fus surprise de n'avoir aucune résistance, au contraire, elle se blottit contre mon cœur, se sentant en sécurité, s'endormit paisiblement.

 

     Très vite la salle à manger fut transformée en "mini clinique". Je sortis ma lampe à infrarouge, très appropriée pour réchauffer rapidement  l'animal. Une boite à chaussures vide fut le nid improvisé, bien capitonné de ouate hydrophile, et de mouchoirs en papier. La prise en charge s'imposa. J'introduisis une pipette par le côté du bec fragile, je lui administrai un peu d'eau tiède, qu'elle accepta, à ma  grande satisfaction, elle survivra.

 

     J'appris  aussi comment décapiter des vers de farine, les aplatir, munie d'une pincette je les enfournais  au fond de ce petit bec avide. C'était elle qui m'éduquait : après le repas, elle me présentait son petit croupion soyeux, je lui faisais la "courte échelle», la hissait sur le bord du nid et Pfft ! elle se soulageait, puis repartait bien au chaud, sans oublier de me jeter un petit regard malicieux, nous nous comprenions. Elle savait que je remplaçais sa maman et me signifiait tout maintenant avec de petits cris, j'étais son élève. je fus surprise avec quelle rapidité ses plumes commencèrent à s'allonger.  Avec plus de connivence et d'échange, elle devenait magnifique, me fixait en me "parlant", j'essayais d'émettre aussi des sons, les plus doux possible, elle réagissait, me regardait, quel bonheur !  Les vers de farine devenant insuffisants, je dus  passer aux grillons, insectes plein de vie et mignons, étape très difficile pour moi, car je ne peux rien tuer mais là ! ...........Le but surtout est de ne pas faire souffrir, après réflexion, les maintenir dans de l'eau chaude, jusqu' à ce qu'ils perdent connaissance oui  c'est cela, puis opération délicate, les pattes, les antennes trop rugueuses pour le petit gosier goulu  étaient détachées avec une  paire de mini ciseaux, le pari fut gagné, les repas se passèrent le mieux du monde. Vinrent ensuite les teignes de ruche, genre de grosses chenilles molles couleur craie, je les trouvais belles ! mais pas de sentiment, ma "Petite" s'impatientait et attendait sur le haut du carton, qu'elle réussissait presque à escalader. Les ailes se musclaient et elle s'exerçait à les faire battre ensemble avec une cadence surprenante, je dus agrandir le nid car cela devenait étroit de nouveau. Nos échanges étaient savoureux, nous nous "parlions" , elle m'interpellait avec un court son aigu et doux à la fois cela m'émouvait  jusqu'aux larmes, je lui disais qu'elle était ravissante avec des mimiques et toute un gamme de sons, cela l'étonnait et elle devenait intarissable puis elle s'endormait dès que je mettais le couvercle du carton d'où  par les trous elle percevait la lampe à infrarouge ainsi que sa chaleur, elle se sentait bien.

 

     Elle a  dormi dans ma chambre à son arrivée car les tout premiers jours je la surveillais et la nourrissais une ou deux fois dans la nuit, elle était fragile, je ne savais pas combien d'heures elle était restée sous ce porche à attendre en vain le retour de sa mère pour la nourrir, chose impossible avec tous les passants et les voitures sur la chaussée. Je me sentais fière de ce beau succès, mais aussi anxieuse car un "Jour" ce "Jour"  de notre séparation, quel vide ce sera !  Mais aussi quelle joie !  Cela faisait un peu plus de quinze jours qu'elle se trouvait chez moi et le jour du 14 juillet ce "Jour" arriva, dans son carton  ma "Petite" se mit à  tanguer , ses ailes à demi ouvertes, elle fit demi tour , me regarda d'un air grave et ne minauda plus, me fit comprendre qu'elle était prête  pour le Grand Départ vers ses semblables, j'étais d'accord, sauf que le 14 juillet NON, le soir ces pétarades imbéciles et les hurlements d'une foule en liesse qui les accompagnent font périr chaque année des centaines d'oiseaux et plus, qui se ferment pour la nuit dans tous les arbres environnants, ils meurent  de choc, terrassés par le souffle que ces fusées d'artifice produisent. Je tins bon et maintins le carton fermé toute la journée ainsi que la nuit, le « Jour J » sera le 15.

 

     Le lendemain, lorsque j'ouvris le carton, le regard, de ma "Petite" si joyeuse d'habitude et pleine de vie, était tout le contraire, ce fut le regard d'un être ayant subit une trahison de la confiance donnée, je lui distribuais sa nourriture, teignes de ruche juteuses, qu'elle savait maintenant prendre sur le sol toute seule, le tout disparu goulûment. Je refermai la boite, nous partîmes vers Portiragnes, non pas vers le nid en ville mais en direction des bois et de la côte où il y aura certainement de la nourriture et absolument pas vers les champs de cultures dégoulinant de "produits toxiques"  qui déciment  la terre de ses habitants, faune, insectes, oiseaux y compris la vie sous terre. Par la vitre de mon véhicule, je vis une colonie d’hirondelles identiques à ma "Petite" c'est là l'endroit idéal. Serrant le carton contre ma poitrine, je la sentis tressaillir d'impatience entendant ses compatriotes, elle émit un petit son différent celui-là, j'ouvris le couvercle, après une seconde d'hésitation elle s'élança en direction du ciel, d'abord à ma hauteur puis en flèche elle rejoignit le groupe, retourna une fois en ma direction, peut-être pour un adieu ?  Puis une petite pirouette élégante et il  fut impossible de la différencier des autres. Les reflets bleus de leur dos noirs, quelle merveille !  Ce fut la dernière image que je garderai toujours en moi. Triste, marchant tête baissée, serrant contre mon cœur le carton sans vie. Pour chasser mon blues je procédai à un rangement méticuleux, vidant tous les petits récipients, nettoyant et rangeant bien à l'écart,  pipettes, pincettes, à utiliser suivant l'âge et la taille de l'oiseau, les tenant prêts pour une nouvelle aventure qui sera aussi merveilleuse que celle que je viens de vivre.  De ces moments de connivence  avec ce petit être merveilleux de douceur et d'intelligence, je me demande encore, que serait-il arrivé si j'avais fait  "comme tout le monde", continué mon chemin en l'ignorant ?  Cette petite boule soyeuse qui m'a donnée tant de bonheur.

 

     N’hésitez pas un instant à consacrer du temps à cette cause sans égal, qu'est cette Nature en péril de disparaitre.

 

          Christine

 

 

 

MON   ENTREE   AUX   BEAUX   ARTS …    (ET   MA   SORTIE)

 

     Octobre 1968 : munie d’un bac philo obtenu tout à l’oral et au rattrapage de septembre car, en juin, j’avais plus manifesté que bachoté…j’étais fin prête pour « les études supérieures ».Depuis toujours j’adorais dessiner : surtout des histoires en bandes dessinées et au lycée, j’avais suivi une option dessin qui consistait surtout à copier des bustes en plâtre deux heures par semaine. Néanmoins, mes talents « artistiques » étant reconnus au niveau familial…mon père se laissa convaincre de m’accompagner à l’école des Beaux Arts de Montpellier en vue d’une inscription. Grand bâtiment de briques rouges entouré de grands arbres et d’un long mur de briques rouges, les Beaux Arts en imposaient par leur emplacement privilégié au centre ville, le long de l’Esplanade.

     Mon père, costume cravate de rigueur et moi, robe bien repassée, carton à dessin sous le bras, nous présentons au portail grand ouvert et avançons entre les murs de briques rouges couverts d’affiches proclamant les déjà connus :   IL EST INTERDIT D’INTERDIRE », « L’IMAGINATION  AU  POUVIR », « SOUS LES PAVES »…etc. Puis les collages s’intensifient et se superposent à la peinture à même les murs : « L’ART N’EST PAS UNE MARCHANDISE », «  L’ART C’EST VOUS », « L’ART AU SERVICE DU PEUPLE ».

     Nous avançons en silence et quand les caricatures de de Gaulle apparaissent (LA VOIX DE SON MAÏTRE…) j’appréhende la réaction paternelle.

     Mais Papa reste stoïque : les Beaux Arts sont bien connus des Montpelliérains pour leurs bizutages bruyants et colorés.  Et depuis le printemps et nos nombreuses prises de bec, son gaullisme fervent concède un brin (un brin) d’indulgence à la jeunesse…

     Devant l’imposant bâtiment trône une table sur tréteaux, cintrée d’une banderole  proclamant à la peinture rouge :

UNIVERSITE  POPULAIRE  GRANDE  OUVERTE  AU PEUPLE.

Plus nous nous rapprochons et plus l’apparence des trois ou quatre permanents du « comité d’accueil »(ou d’occupation) suscite un léger mais net haussement de sourcil chez mon père : cheveux longs, barbe broussaille, blouses blanches très tachées, très peinturlurées…

« Papa : -Bonjour Messieurs, nous venons pour une inscription à l’école des Beaux Arts.

-Ouais, c’est bien ici, ouais, ouais.

Papa : -Pourriez-vous nous indiquer la marche à suivre ? Eventuellement le formulaire  à remplir. ?

-Ouais, c’est possible.

Papa : -Bien…Ma fille a, je crois, les qualités requises pour intégrer votre…enfin…cette école et… »

     Je vois bien que Papa, malgré son aplomb d’ancien militaire (trois guerres) est quand même déstabilisé par l’aspect plutôt inattendu des « inscripteurs ».

     Et moi je n’ai qu’une envie : m’enfuir et vite car je sens bien l’incongruité de la situation, le décalage, le fossé des générations.

     Papa, toujours poli, persiste : « Montre à ces messieurs quelques uns de tes dessins. » Sûrement écarlate, je balbutie : « 0h Papa, non, ce n’est pas la peine… »

     Mettant mon embarras sur le compte de ma timidité il enchaine : « Et puis-je vous demander à quels diplômes prépare votre école ? »

     Ouh là ! Comment une question bien anodine peut déclencher une telle explosion de rires et tir groupé de mitraillage :

« AH ! AH ! IL EST MARRANT CELUI-LA ! 

 LES DIPLÔMES !! AUX CHIOTTES LES DIPLÔMES !! P……QU’EST-CE QU’ON EN A  A F …… DES DIPÔMES !!! »

Papa tente encore : « Mais…il y a bien des professeurs ? Et des examens ? »

Nouvelle salve : « EXAMENS PIEGES  A C…..BOYCOTT, SUPPRESSION  OU  ALORS  A MAINS LEVEES !  LES PROFS ? AH ! AH ! COURROIES DE TRANSMISSION DU CAPITALISME BOURGEOIS ! »

     A ma grande surprise, Papa garde son calme : « Bien, c’est noté. Au revoir Messieurs. »

     Je ressens encore le poids du silence qui dura tout au long du trajet de retour.

     Ma déception, bien sûr, mais aussi ce que je ressentais. Mon père, lui qui, pour cause de pauvreté parentale puis de guerre, n’avait pu faire d’études et qui vénérait l’école, les profs, les diplômes, etc. Sans commentaire.

     Le lendemain, mes parents (sans moi) partirent m’inscrire à la fac de Lettres…il fallait bien me caser quelque part !

     Le soir, à travers la cloison, j’entendis ma mère s’inquiéter : « Quand même, tous ces jeunes affalés par terre dans les couloirs… »

     Mon père la rassurait : « Oh ! Ils ne sont pas bien dangereux ! » (Sous entendu les nazis, les viets, les fellaghas, c’était quand même autre chose) « Elle saura se débrouiller. »

      Et oui ! Je me suis débrouillé, j’ai fait d’autres études et, enfin majeure ( ! ) j’ai suivi des routes et des chevelus barbus qui ne plaisaient pas beaucoup à Papa…

     Un collègue de mon âge, à qui je racontais mon passage ultra rapide aux Beaux Arts s’est écrié : « Ne regrette rien !  C’étaient des années bordéliques, on n’apprenait rien ; dessiner ? Ouh là ! C’était l’interdit suprême, on faisait n’importe quoi. J’y suis resté trois mois. Tu aurais été très malheureuse ! »

     Bon, merci Papa. J’ai toujours dessiné et je continue.

 

          Brigitte

 

 

JUSQU’OÙ PEUT NOUS AMENER UN RÊVE

 

           J’ai fait un rêve : je viens d’être diplômée d’une grande école anglaise formant l’élite des gouvernantes pour enfants, ou gouvernantes d’hôtels hauts de gamme. Me voilà à la recherche d’un emploi qui ne court pas les rues. Disposée à montrer toutes mes capacité acquises ou innées, je fais la tournée, de toutes les propositions reçues, avec mon petit coupé Junior Panhard des années 1950. Affublée d’une grosse doudoune, me voilà au volant de cette voiture originale certes, mais bruyante comme pas deux. ; Pensez ! Un moteur  bicylindres, ce n’est pas du genre silencieux. Et comble de malchance je n’ai pas réussi à déplier la capote. Imaginez une OVM sur les tortueuses routes des Cévennes, tortueuses et glissantes sur les feuilles de châtaigniers qui jonchent le bitume. Première étape : une belle demeure où je suis accueillie par un jeune couple sympathique  et un gros Bouvier Bernois qui au petit trot vient vers moi en aboyant sans grande conviction. Un splendide chien à la tête sympathique de gros nounours avec sa large liste blanche du bout du nez jusqu’au front qui éclairait son museau. Tout de suite, j’ai eu envie de plonger mes mains dans sa noire fourrure épaisse parsemée par endroits de taches fauves. « N’ayez pas peur, me cria la jeune femme, il n’est pas méchant ! ». « Je sais » répondis-je très assurée. Je franchis le seuil de la porte où deux enfants d’environ six et quatre ans se précipitent sur moi avec un grand sourire. Au passage, le plus petit s’est accroché aux poils du chien d’une main très ferme, me semble-t-il.

           Je suis reçue dans un coquet salon où crépite un grand feu

          Mes hôtes comprenant que voyager dans une voiture décapotée n’est pas dans mes habitudes, approchent du feu crépitant dans la cheminée un large fauteuil club et me prient de m’assoir.

          La conversation se déroule agréablement, mes exigences et les leurs acceptées, me voilà engagée avec une période d’essai de trois mois. Les enfants assis par terre, sur un épais tapis,, écoutent notre conversation. Le chien, affalé contre le plus petit, semble tout comprendre et opine de la tête de temps en temps. Souvent il se tourne vers moi, comme s’il appréciait mes propos le concernant aussi. Ainsi, j’appris que le petit Yan n’était pas vraiment muet, ni sourd, mais qu’il se contentait de faire quelques gloussements quand il approuvait quelque chose, ou de pousser de petits cris quand il était mécontent, semblant toujours avoir l’aval d’Aristote.

           Repartant sur Béziers pour prendre toutes les dispositions utiles à mon futur séjour, je me donnai pour devoir de faire parler le petit garçon.

          Deux ans passèrent agréablement, bien que je fus souvent seule avec les deux enfants et le chien. Un matin, préoccupée car Aristote me paraissait inquiet, je crus entendre parler les deux enfants. Me traitant de stupide alors que je vaquais à mes taches habituelles, je tendis mieux l’oreille et entendis : « Pas le chien, il est malade. ». C’était le petit Yan qui ne voulait pas prendre Aristote, le croyant malade. Je m’approchai du trio, et regardai Aristote déchaîné, aboyant, remuant sa queue frénétiquement, témoignant d’une joie extraordinaire. « Pas le chien » furent les premiers mots de l’enfant, suivis de nombreux autres parfaitement audibles et parfaitement prononcés.

           Le papa et la maman, aussitôt avertis, rentrèrent rapidement. Je leur racontai l’histoire, nous étions tous très émus, sauf le petit garçon qui jouait sur le tapis avec le chien.

          La complicité du petit Yan avec Ari, la patience du chien avec l’enfant, nous confirmèrent que certains liens peuvent accomplir des miracles !

Bien entendu, au petit matin, je revins à la réalité consciente d’un rêve aussi extraordinaire, mais depuis je me pose la question : comment mon cerveau a-t-il pu me manipuler au point de me mettre dans une telle situation ? Et je me demande si je ne devrais  pas préparer le certificat de comportement canin. Mon amour des chiens, mes connaissances, mes implications nombreuses dans le milieu canin, me semblent des arguments valables pour tenter l’aventure. Les jours passent, je viens de me renseigner, presque convaincue que j’ai toutes les compétences nécessaires pour faire les deux ans d’études et peut-être mettre ma plaque sur une porte.

          Oui, j’y vais. Il faut bien qu’un rêve serve à quelque chose.

 

          Simone

 

PS : Voici la photo d’Aristote, seul personnage réel avec moi dans ce rêve étrange.

 

 

 

UN JOUR DE MA VIE

 

 

     La lumière badigeonne les murs en torchis de la masure; Des poussières d'étoiles virevoltent dans l'air, lucioles éphémères pressées d'exister. Mes yeux s'amusent à fixer ces folles perdues dans leur danse élégante, ma journée va commencer.

     Mes rêves pleurent, suivent une procession qui emporte les songes au fond d'un tiroir à oubli, je leur laisse un instant, compatissante devant leur peine d'être abandonnés. J'écoute le va et vient de pensées frustrées de ne pouvoir régner en maîtresse absolue. Je reste allongée sur ma paillasse, la tête lovée au creux d'une peau de lapin travaillée en une écharpe douce, usée que ma mère portait les jours précieux et fiers.

     Les bruits du quotidien me parviennent, bercent mon cœur, j'entends au loin en contrebas du chemin, le souffle court d'un bœuf usé de trimer sous le joug de la charrue, une douleur sourde éclate dans sa tête, il continue d'avancer en souffrance et silence. Un ordre bref cassant, s'élève donné par le métayer déjà fatigué de cette journée laborieuse, sans gratification. L'avenir au bout du champ sans cesse arpenté, avec l'espoir d'une terre généreuse, gourmande de donner une belle récolte gorgée de soleil et d'eau cadeau des cieux...

     Mes orteils s'agitent, la toile rêche du drap accroche ceux-ci impatients de dévaler les chemins, respirer la nature, sourire aux pierres du ruisseau.

     Aujourd'hui, si le soleil darde ses rayons sur mon sentier, je suivrai sa poésie, écriture d'ombre et de lumière, éclat d'or sur le jaune du coucou ou pénombre sous les platanes.

     Je sonde du bout de mon pied la température de la pièce, humide ou bien trop sèche suivant la saison et le temps...Il n'y a pas de vent car je ne vois aucune brindille danser sous le toit de chaume, seulement la lumière filtrée venue réchauffer joyeusement la misère pudique de mon antre, mon chez moi si modeste soit il m'apporte une douceur sécurisante, un havre ou cacher mes doutes, mes joies, parfois ma tristesse.

     Je vis seule, mes biens les plus précieux sont cette peau de lapin abandonnée dans mon berceau par maman ce terrible soir, où la fuite hors du château n'était que peine perdue , une clochette muette qui a oublié sa langue lors de cette débâcle décousue, il y a aussi ce bouton de tissu délavé par mes pleurs, sali d'avoir été sans cesse malaxé, porté à ma bouche, torturé entre mes doigts les jours où l'angoisse, la peur filtrent par tous les pores de ma peau et s'installent dans ma tête en hurlant.!!! Fuyons ces temps... Avançons vers l'instant seulement lui pas à pas ...

     Je pose mes pieds sur le sol, étire mon corps engourdi, assise sur la paillasse, je soupire mes dernières miettes de sommeil, j'enlève ma chemise, frissonne  à l'air vif qui circule  en courant d'air dans la bicoque, ma robe de laine rêche descend sur mes pieds, mes galoches attendent garnies de paille fraîche d'hier.

     Ma première corvée sera d'aller puiser l'eau au bout du chemin, le puits fourni une eau pure, glacée, avec une odeur de mousse. Une fois le seau plein, je parcours la centaine de mètres avec une démarche claudicante, mes galoches ne tiennent pas, je manque de perdre l'équilibre, je me rattrape comme je peux, j'arrose mes chausses, je ahane, manifeste  ma peine, je pousse d'un coup de pied la vieille porte toute de guingois, elle gémit mais se laisse ouvrir, ma charge arrive avec un bruit sourd sur le sol en terre battue, quand soudain mes yeux découvrent avec colère une souris, surprise par mon entrée elle cesse le grignotage de mon quignon de pain, je n'ai pas le temps de crier qu'elle a déguerpi je ne sais où!!!

     Je dois avancer dans mes tâches, ranger mes quelques effets, secouer la vieille couverture, arranger mes cheveux indisciplinés sous la coiffe,  passer de l'eau sur mon visage et boire une lampée en savourant le précieux breuvage..

     Jeter un regard tranquille et barrer la porte.

     Sur le seuil je cherche au loin, dans les champs les hommes et les enfants en âge de couper, labourer, bêcher ou tirer les bêtes dans les sillons. La journée sera douce, parfumée par les premiers arbres en fleurs.

     Je laisse ma cabane isolée en contrebas du village, celui ci se regroupe autour du château, forteresse austère, force respectueuse, autorité posée sur les gens tributaires de leur maître. Notre seigneur m'a logée là-bas, dès l'âge de 10 ans, dans ce bout de vie, de torchis, de chaume et de terre battue par les courants d'air, après l'expulsion de ma famille hors de leur domaine. Ma bicoque était orpheline, comme moi, elle m'accepte malgré son grand âge. Je la soigne, prends soin d'elle, répare son toit, récolte quelques bouses pour colmater ses fissures, tristesse du temps qui l'assaille...

     Chaque jour, par tous les temps je glisse sur les pavés, mes galoches arpentent chaque ruelle, je lève le nez, hume les fumées enivrantes, odeurs capiteuses suggérées, je me nourris d'un repas frugal inventé, ivre de ces senteurs.

     Je suis toute ouïe, friande des éclats de vie, de rire que j'entends derrière les portes poussées sur l'intimité d'un chez soi. Avide d'une bribe de comptine ou alors la voix grondante d'une mère excédée, fatiguée...

     Je guette fébrile, les masures ouvertes, mon sourire pour seul cadeau, je tends la main quémande une pomme ridée d'attendre un prince charmant qui ne viendra plus, un os déjà rogné ou quelques croûtes de fromage. Mon eau le soir peut se parfumer d'un fumet qui passera pour un festin à mes narines.

 

     Aujourd'hui Brunehilde m'attend sur le pas de sa maison, le temps se prête au nettoyage des peaux. Lapins, cerfs, hermines ou autres bêtes abattues par notre seigneur, maître de tout ce qu'il voit, droit de vie et de mort, règne sans concession.

     Je redoute l'activité, déteste l'odeur âcre, boucanée, des chairs accrochées, qu'il faudra attendrir, détacher. Un pâle sourire se dessine sur mes lèvres, je pousse un soupir léger entre mes dents, mes yeux parlent pour moi, Brunehilde m'offre une gorgée d'hypocras pour supporter au mieux les hauts le cœur.

     Brunehilde avance, son corps lourd avance sur les pavés, son odeur de lait caillé pique mes narines, je connais ses fragrances, elle m'a bercée après la fuite des miens, elle m'a gardée auprès d'elle et de sa famille le temps qu'elle a pu.

     L'envie de toucher sa jupe épaisse dont l'écru a saisi un pinceau et posé une palette de taches colorées, tableau vivant d'un labeur quotidien. J'aimerais frotter mon nez, mes joues, les yeux clos pour savourer avec bonheur la douceur de ses bras laiteux, sentir ses cheveux frottés à la lavande, tourner une de ses mèches si noire entre mes doigts pour en lisser la boucle rebelle qui dépasse du bonnet de toile. L'amour d'une mère me manque, le contact, les tendresses prononcées, mon prénom murmuré aux bords de mes tempes. Ma poitrine se soulève, alors je m'autorise un imperceptible effleurement sur sa jupe, je susurre lèvres à peine entr'ouvertes son prénom, rien que cela me réconforte.

     La besogne fut plus aisée que je ne le pensais. Nous avons tendu les peaux sur des branches de noisetiers, elles resteront écartelées le temps du séchage pour être ensuite travaillées, sublimées.

     Les mains rouges, les ongles noirs de la chair accumulée, les doigts engourdis par l'eau froide de la rivière, je lave, je frotte et laisse s'échapper les souillures de ce travail rebutant au gré du courant.

     Pour cette tâche accomplie, je reçois une belle galette de seigle, un œuf encore tiède. Brunehilde me sourit, j’accueille le visage tendu vers elle sa tendresse, elle se déverse sur moi comme un miel parfumé et sucré.

     En chemin je ramasse quelques simples, si intelligentes sous leur apparence, fleurs de bourrache, pétales fragiles de soucis qui coloreront mon écuelle d'une farandole délicate...

     Le bœuf au bout du champ a cessé de souffler, le métayer accepte ce moment de répit, regarde cette terre éclaboussée de pierres remontées à la surface sous le tremblement du socle de la charrue. Le repos de tout un chacun s'annonce dans son silence souhaité.

     Je porte mes 12 ans comme un chapelet, j'égrène chaque jour les souvenirs passés et je construis ceux à engranger.

     N'ayez aucune crainte, je porte avec fierté mon prénom, Flore, donné par mes parents, aucun désespoir ne chemine vers mon avenir, un espoir goulu, des éclats de vie  me font avancer chaque jour...Je bouscule avec avidité un inébranlable désir d'apprendre, d'aimer...

     J'ai partagé avec vous un jour de ma vie, riche de ce que je suis, de ce que je vais devenir, pas à pas entourée par la bienveillance de ceux qui m'aime tous les jours dans cette vie simple et lumineuse.

 

          Flore

 

 

 

AVENTURES TAHITIENNES

 

     Je venais d’arriver en Polynésie, à Papeete, où j’avais rejoint mon jeune mari, François, militaire dans la Marine Nationale, affecté au C.E.P. (centre d’expérimentation du Pacifique) à Fangataufa, sur le bâtiment base MÉDOC.

     Je savais que je serais souvent seule dans le petit studio de plain-pied que nous avions loué, les permissions étant rares et courtes, je savais que les communications seraient difficiles, le courrier étant irrégulier, mais je n’avais pas pensé que je devrais apprendre à vivre avec les habitants indésirables de l’endroit, les insectes rampants, inoffensifs pour la plupart, sauf les mille-pattes dont la piqûre pouvait être très douloureuse. Or, j’étais absolument phobique de tous les insectes rampants et volants, que je n’avais d’ailleurs pas beaucoup rencontrés, ayant toujours habité Paris. Mais les seuls que j’avais côtoyés, en vacances à la campagne, de grosses araignées noires, me faisaient fuir en hurlant. Ici, il y en avait, ainsi que des cafards.

     En cette fin d’après-midi, après deux mois de séparation, arrivait la permission tant attendue. J’avais mis à profit ce temps pour me confectionner une robe avec du tissu tahitien, et comme je n’avais, bien sûr, que des ciseaux, des aiguilles et du fil, c’était vraiment du fait main. Seul un patron, apporté en prévision dans mes bagages, m’avait aidée à la couper. J’y avais passé un temps infini, mais j’étais satisfaite du résultat. Je ne savais pas si « ce soir je serais la plus belle », mais je savais que je « l’avais cousue point par point », comme disait la chanson. Après l’avoir revêtue, je me dis, en me regardant dans la glace, qu’elle était parfaite et que sa couleur orangée faisait particulièrement bien ressortir mon bronzage. Restait à me maquiller légèrement et je serais prête. J’étais heureuse, heureuse de ces préparatifs, heureuse même de cette attente qui annonçait l’arrivée imminente de François.

     Mais l’attente fut longue, et pendant plusieurs heures j’espérais qu’un taxi s’arrêterait sur le bord de la route, toute proche. Dès la nuit tombée, à 18 heures, je guettai la lumière des phares annonçant une voiture. Plus j’attendis, fébrilement, assise devant la porte ouverte, scrutant la nuit, plus je m’inquiétai, plus ma bonne humeur s’envola, et plus je déprimai. Puis, lasse, je pensai qu’un changement avait dû se produire, la permission repoussée ou un problème d’avion. Dépitée et furieuse contre l’armée entière, vers 22 heures je cessai d’attendre, jetai ma robe sur le dossier d’une chaise, me démaquillai rageusement, tout en m’interdisant de penser que c’était peut-être François qui avait eu un problème.

     J’allais me coucher quand un léger bruit, un genre de crissement, m’interpela. Je cherchai sur le sol, les murs, le plafond…rien. Et puis je vis, juste au dessus de la fenêtre de la chambre, à demi masqué par les lattes de verre dépoli disjointes servant de vitrages, une bête noire, grosse comme mon pouce, donc énorme pour moi, un cafard comme je n’en avais jamais vu ! je ne savais pas quoi faire, pétrifiée, la bombe aérosol était dans la pièce d’à côté, je n’osais pas bouger, comme si cette bestiole allait me sauter dessus, comme un fauve. J’en étais là de mon indécision, quand je la vis s’envoler et passer au dessus de moi. La bestiole VOLAIT en plus ! je ne savais pas que les cafards volaient ! terrorisée, je me précipitai sur la porte d’un bond, sortis, et refermai derrière moi sans attendre. Et maintenant…qu’allais-je faire ? tout d’abord, trouver la bombe insecticide, ensuite, si j’en avais le courage, entrouvrir la porte et regarder en premier ce qui était proche, en bas, en haut, sur les côtés. Puis élargir la vue, sans faire de bruit, sans se montrer, et PSCHITT, dès qu’il était vu, l’asperger !

     Je trouvai, je me demande encore comment, le courage d’accomplir tout cela, et…je ne le découvris pas. Il fallut bien se résoudre à l’évidence, je devais me coucher avec cette incertitude, « où était-il ? ». Si seulement François avait été là, j’aurais été rassurée. En attendant, je vaporisai du produit un peu partout, jusqu’à ce que je ne puisse plus supporter d’en augmenter l’odeur.

     Évidemment je dormis mal, évidemment je me réveillai avec les paupières gonflées à cause des vapeurs nocives du produit, évidemment j’étais fatiguée et de très mauvaise humeur, et le cafard semblait s’être volatilisé. Je me dis que la douche matinale, en plus de me rafraichir, la nuit ayant été très chaude, m’éclaircirait les idées.

     J’entrai dans le bac à douche, fermai le rideau, pris le savon, quand mon regard se dirigea vers le seul pli du rideau qui subsistait près du mur, et je le vis LÀ, tout près de moi, dans le dernier pli. Je crus m’évanouir, tellement il me parut énorme. Il s’était réfugié dans la salle de bain, où je n’avais pas vaporisé de produit. Avec des précautions de sioux, j’écartai le rideau de douche, je sortis en m’aplatissant le plus possible contre le mur, sans un bruit, puis je me précipitai sur la bombe et l’aspergeai sans interruption pendant plusieurs secondes dans un geste assassin, en le regardant du coin de l’œil. Il ne fallait pas que je le rate ! je l’imaginais déjà agoniser dans le bac à douche. Et bien NON !! à moitié groggy, il se mit en marche, se traina sur le carrelage du mur, direction la fenêtre et sortit péniblement mais sûrement par un interstice entre les lattes de verre. Il s’était sorti de ce mauvais pas. Incroyable, avec tout l’insecticide qu’il avait reçu ! mais au moins, je l’avais vu partir, j’en étais débarrassée.

     Après quelques minutes pour me remettre des émotions de ces mauvaise soirée, mauvaise nuit et mauvaise matinée, j’entrai dans la petit pièce de vie pour déjeuner, et tout de suite, je vis, posé à l’extérieur sur le rebord de la fenêtre aux mêmes lattes de verre dépoli, SON bachi recouvert de la coiffe blanche, qui semblait attendre d’être remarqué pour que la porte s’ouvre. Je me précipitai, les cheveux hirsutes, le visage gonflé, sans maquillage bien sûr, bien loin du reflet que, la veille, me renvoyait le miroir et que j’avais composé pour lui, et j’ouvris la porte. Il était là, enfin, arrivé par l’avion du matin, avec une mine superbe, le teint halé, les sourcils et les cheveux dorés par le soleil. Je le trouvai particulièrement beau. Il était là, enfin, avec ses bras ouverts dans lesquels je pus me jeter pour oublier tous mes récents tracas.

     Je savais que tout au long de notre vie, c’est cette image de lui et de ce matin-là, que je garderais en mémoire.

 

          Gill

 

N.B. Les cafards ne sont pas dangereux, ni sales puisqu’on les trouve principalement dans les lieux où il y a de la nourriture.

Je sais tout cela.

Mais une phobie est incontrôlable.

Quand on a PEUR…….on a PEUR !!!!

 

 

LA TRAVERSÉE S’ACHÈVE

 

 

     Au cours de ce voyage imaginaire qui nous a menés au pays de l’émotion, nos marins ont fait avancer notre vaisseau chacun à son tour.

     Avec eux, nous avons connu des moments de grâce et d’angoisse, des moments de fierté, de tristesse et d’espoir.

     Avec eux nous avons été émus, captivés, amusés, nous avons frémi, rêvé, souri.

     Imprégnés de tous leurs récits, réalité ou fiction, nous quittons le bateau en refermant ce cahier, plus riches de toutes les émotions que nous avons partagées avec eux.